Empreinte Carbone France moyenne 2021

LE BILAN CARBONE : UN DANGEREUX ALLIE

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Article d'opinion

Pourquoi les bilans carbone individuels sont un bon point de départ, mais une impasse pour penser la crise écologique ? Pourquoi l'empreinte carbone, la fameuse invention du pétrolier BP, peut être sauvée si on se rappelle qui l'a promu ?

Les 23 et 24 mai 2023, on a vu fleurir sur les réseaux sociaux, en particulier sur LinkedIn des publications affichant un bilan carbone fait avec le calculateur de l’entreprise MyCO2, par Carbone 4.

Au sein de Pour un Réveil Ecologique, nous sommes quelques-un.e.s à l’avoir fait également, et c'est l'occasion de parler des limites de l'exercice, et donc de comment l'aborder. Ma critique ne vise pas à disqualifier l'outil, bien au contraire, d’ailleurs l'équipe MyCO2 rappelle ces limites à longueur de commentaires.

Les chiffres

D'abord, rappelons ce qui devrait être évident : votre bilan est faux.

Outre le fait que le calculateur ne vous demande pas le détail de vos achats et de vos déplacements pour des raisons évidentes, il ignore par ailleurs les impacts sur d’autres enjeux environnementaux (comme la biodiversité), mais aussi des effets de second ordre, des différences qualitatives.

La vache consommée a émis du méthane. A-t-elle permis l'entretien d'une prairie qui aurait été artificialisée autrement ? Alors, elle n'a finalement que peu réchauffé l'atmosphère. Mais comment peut-on le savoir ? Individuellement, c'est très compliqué. Il faut simplifier le calcul et ne considérer que ce qui nous est accessible. Les effets plus subtils, à long terme, ne peuvent être pensés que dans les rapports à plus grande échelle

Bon, donc les chiffres sont faux, évidemment. Ils ne sont pas une représentation exacte de votre impact carbone, puisqu’il est impossible de le calculer aussi précisément, même si l’on connaissait tout de votre vie. Cependant, les ordres de grandeur correspondent, dans l’ensemble, à une bonne approximation de votre contribution aux sources de pollution nationale. On y voit donc souvent comment l’avion, la viande industrielle, la voiture ou le chauffage aux énergies fossiles écrasent généralement le reste.
Gardons donc à l'esprit que le calcul n'a valeur que pour comparer et se comparer, mais ne peut pas réalistement correspondre à votre impact direct sur les quantités de carbone en l'air.

La tentation du classement

Post LK MYCO2

Retournons voir nos posts LinkedIn. Quelle est la réaction des convaincus de l’écologie qui les affichent, à la découverte de leur bilan carbone. Pour la plupart, le constat est double : je suis en dessous de la moyenne française (environ 10tCO2/an), mais encore loin de l’objectif ultime des 2 tonnes/an, nécessaire au respect des accords de Paris. On identifie souvent, en outre, un levier principal de réduction de son empreinte.

Ainsi, ce calcul devient pour beaucoup une façon de se placer par rapport à la moyenne et par rapport à l'objectif 2 tonnes.

Si la nouvelle forme de la vanité devient d'afficher un bilan carbone plus faible que la moyenne, ça me va, ça fera certainement beaucoup de bien. Mais n'oublions jamais que les pouvoirs d'agir sont différenciés.

Habiter en ville permet de se passer de voiture. Être plus riche permet d'isoler son habitation et de choisir son emplacement. Etre valide, ne pas subir de discrimination, ne pas avoir de personne à charge, tout cela contribue à ce que l'on puisse gagner des places dans cette grande course au bilan vertueux.

Lorsque l’on compare son bilan avec celui du voisin, il faut se préserver d'en faire un badge de supériorité morale. Le faire nous rendrait aveugle aux contraintes qui pèsent sur lui, et il est proprement ridicule de comparer les petits écarts, puisque cette attention s'en trouverait détournée des renversements collectifs à opérer, et de ceux qui nous empêchent de les mener.

Au-delà de ça, la comparaison nous fait courir le risque de disqualifier le discours écologiste de toustes celles et ceux n’affichant pas un bilan suffisamment bon. C’est là qu’il faut se rappeler du créateur de l’empreinte carbone : le pétrolier BP. Ne faisons pas la courte échelle à leur discours, et efforçons-nous de respecter les personnes dont le bilan nous choque, et d’accepter leur engagement écologiste. On peut militer pour le climat et avoir un bilan de 15 tonnes.

Comme le rappelle cet autre article publié ici-même, les changements individuels ne deviennent utiles que lorsqu'ils font des mouvements de société. Une personne sur un vélo, c'est inutile. 100 personnes sur des vélos et réclamant une piste cyclable permettent de changer profondément les choses.

Du point de départ à l’impasse

Regarder son empreinte carbone comme on se regarde dans un miroir est donc un bon point de départ. Mais ce n'est nullement un point d'arrivée. On ne résoudra pas la crise climatique en réduisant tous dans son coin son bilan individuel à 2 tonnes. On ne la résoudra pas non plus si on ne le réduit pas.

Le bilan carbone est un objet politique qui porte en lui une accusation individuelle. C'est un fait, et il faut donc l'employer avec précaution. Lorsqu'il sert à désigner celles et ceux qui, du haut de leurs centaines de tonnes au bilan, utilisent le pouvoir démesuré que leur confère leur argent en nuisant à la survie collective, il est pertinent. Lorsqu'il permet de montrer à chacun.e les changements que l'on peut faire individuellement pour contribuer à l'effort écologique, il est pertinent. Mais il ne l’est pas lorsqu’il devient une mesure, voire un contrôle, de la vertu écologique de chacun.

En cela, le calculateur MyCO2 a un grand mérite : dès le début, il nous est attribué au titre des services publics trop d'émissions pour atteindre l'objectif de 2 tonnes. On comprend, et ce encore plus lorsque l'équipe est présente pour le marteler, que l'on n'y arrivera pas tout seul.

Ce qui est vrai, et particulièrement mis en exergue pour les services publics est néanmoins vrai pour tout ce qui compose ce bilan.

Les produits mis en avant dans les supermarchés, les choix industriels de conception de ce que l'on mange, porte, et consomme, tout cela, nous n'agissons aujourd'hui pas dessus à moins de posséder une entreprise. Je n’ai eu aucun mot à dire sur les conditions de réalisation de mon smartphone. L’alternative probablement la plus éthique, le Fairphone, est à un prix bien plus élevé que la concurrence, le rendant inaccessible pour beaucoup. Voter avec son porte-monnaie ne marche que si on a un large porte-monnaie, et dans l’hypothèse saugrenue où l’on connaît les conditions de production de tout ce que l’on achète : c’est absurde.

La réduction de nos bilans peut passer par des choix éclairés des consommateurs qui en ont les moyens. Mais cela ne suffira pas. Il faudra inévitablement transformer les choix industriels – que ce soit par la réglementation et la surveillance ou par l'avènement de la démocratie en entreprise – et entreprendre des politiques publiques ambitieuses qui rendent impensables les absurdités climaticides, et donnent les moyens de vivre confortablement et dans le respect de l'environnement à celles et ceux qui n'en ont pas aujourd'hui les moyens.

Faut-il bannir le bilan carbone ?

Avec ses chiffres imprécis, sa tentation de classement et d’individualisme, ou les risques de disqualification d’éventuels alliés que les circonstances empêchent d’être vertueux, nous n’avons pas été tendres avec le bilan carbone individuel. Pourtant celles et ceux qui les promeuvent ne sont pas des pétroliers, et ne lisent sans doute pas ces critiques pour la première fois. Il est même plutôt probable qu’iels pensent encore à d’autres choses que j’ignore ou que j’oublie. Pourtant, ils et elles continuent à dresser des bilans carbone individuels. Pourquoi tant d’obstination ?

Parce que leur expérience leur montre que, malgré toutes les critiques qu’on peut et doit lui faire, et que l’équipe MyCO2 ne se prive pas de répéter à ses clients, les mérites du bilan carbone restent nombreux.

Nous avons déjà évoqué comment la désignation des comportements individuels opulents – partir à l’autre bout du monde pour un week-end, rouler dans une voiture absurdement lourde et polluante, etc – est nécessaire. La mise en évidence du fait que les objectifs finaux sont inatteignables seuls est un autre mérite, même si la désignation est portée sur les services publics par impossibilité technique de séparer de la même façon la responsabilité des industriels.

Mais le principal mérite est celui de l’éducation. Comme nous le rappelions déjà dans un précédent article, il est essentiel de comprendre les ordres de grandeurs de nos impacts, pour ne pas confondre l’impact ridicule d’une pièce jointe dans un e-mail avec celui plus conséquent de la consommation d’un big Mac. En regardant mon bilan carbone, je sais rapidement ce qu’il est inutile de changer, et ce sur quoi il faut agir vite.

Sans ce genre d'éducation, l’action pourrait être désordonnée et inefficace, avec le risque de se concentrer sur les mauvaises choses. Mais la réflexion sur mon impact personnel ne doit pas rester autocentrée. Elle ne doit être que le tremplin vers une réflexion systémique, une désignation des forces qui nous privent à toutes et tous d'aller agréablement en-deçà des 2 tonnes, et des irresponsables qui ne font rien pour.

Par les choix d’infrastructures imposés par le lobby de l’automobile, la pression sociale sur nos styles vestimentaires créée artificiellement par la publicité, par le choix d’un modèle agricole dépendant du pétrole et rendant les agriculteurs surendettés, nous ne pouvons pas, ou seulement au prix d’un long cheminement intellectuel et d’efforts physiques et financiers, nous passer de voiture en campagne, nous sentir à l’aise dans de vieux habits, manger sainement et responsablement.

D’autres que nous ont créé des conditions défavorables à une vie décarbonée. Nos bilans carbones nous montrent la voie pour aller, contre le vent, à l’encontre de leur système néfaste. Le faire sera nécessaire pour changer de paradigme, à condition que l’on n’oublie pas que notre périple n’est pas individuel mais collectif, et que chaque pas que nous faisons, nous devons le rendre plus facile pour celles et ceux qui suivront, jusqu’à ce qu’il soit évident pour chacun. Dans cette expédition vers un monde viable, il est donc inutile de crier sur celles et ceux qui trainent du pied, mais nécessaire de combattre par tous les moyens les quelques uns qui retiennent le groupe en arrière.

Superbe point de départ, impasse politique, le bilan personnel autocentré n’est pas sans nous rappeler Platon. Il voyait l’homme passer de l’amour de soi à l’amour des belles choses, puis à l’amour du bien en soi. Nous pouvons espérer que les hommes et femmes d’aujourd’hui passent du bilan personnel, à l’action collective et à la pensée écologiste globale.


Bastien Cuq - Pour un Réveil Ecologique

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  1. Empreinte Carbone moyenne en France, 2021,MyCO2
  2. Post anonymisé à vocation illustrative, Linkedin
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