Faisons un rapide bilan. Combien de fois, lors des prises de parole gouvernementales sur les ambitions de l’Accord de Paris, ou lors des affichages en grande pompe des engagements environnementaux soi-disant « ambitieux » des entreprises, avons-nous entendu parler de biodiversité ? Soyons honnêtes : très rarement (ou très succinctement). C’est simple, l’urgence écologique est la plupart du temps traitée sous le prisme unique de l’impact carbone, c’est-à-dire des émissions de gaz à effet de serre – quand ce ne sont pas uniquement celles de CO2 [1]. La course à la neutralité carbone menée par tous les secteurs économiques en est un symptôme révélateur, témoin à la fois de notre refus d’admettre la diversité et l’ampleur de nos impacts (que dire des diverses pollutions causées par nos activités ? Ou des méthodes souvent colonialistes de surextraction de matières premières ?...), et de la méconnaissance générale du fonctionnement systémique du vivant. Et oui. L’empreinte de l’humanité sur la planète dépasse largement les “Tonnes équivalents CO2“ émises par l’industrie et les transports, et ne sera probablement pas réduite par l’usage massif de technologies, aussi révolutionnaires soient-elles [2]. En réalité, les enjeux écologiques touchent au cœur de notre relation à l’altérité [3] : des questionnements sur les interactions que nous entretenons avec le Vivant comme le non-Vivant, avec l’humain comme le non-humain, dans toutes leurs composantes, remettent en cause l’hypothèse de l'exceptionnalisme humain [4] et le sentiment de supériorité sur la planète et la biosphère qui l’accompagne. Ainsi, le rôle que nous croyons y jouer peut se trouver modifié, passant de celui de dépositaires de la gestion des espaces naturels à celui d’éléments pensants intégrés dans les dynamiques du système.
L’effondrement de la biodiversité auquel nous faisons face, et que la plupart des spécialistes appellent la sixième extinction de masse [5], est un danger tout aussi imminent, aux dynamiques concomitantes, et aux conséquences largement aussi dramatiques que le réchauffement planétaire. Nous pourrions prendre l’exemple d’un jeu de construction magnétique pour illustrer ce qui est à l’œuvre ; le vivant fonctionne comme un maillage, avec un certain nombre d’espèces piliers (les aimants sphériques), et des interactions entre ces espèces (les bâtonnets) qui jouent un rôle tout aussi crucial dans le maintien de la structure que les espèces elles-mêmes. Cette construction est dynamique, c’est-à-dire qu’elle est capable de subir des chocs, des modifications d’environnement, ou même la disparition de certaines espèces, en s’adaptant relativement vite à l’échelle des temps géologiques. Ce que l’on appelle la niche écologique [6] est rapidement occupée à nouveau, ou partagée, divisée, réorganisée.
Seulement, lorsque l’on retire 1/3 des espèces d’un coup sec, la structure ne peut que s’effondrer. Elle ne dispose pas du temps de progressivité nécessaire pour reconstruire des interactions, et tombe. Et lorsque la biodiversité s’effondre, elle ne sait pas plus se redresser seule immédiatement que nous ne pouvons la remettre en place manu militari - ce qui ne serait d’ailleurs pas un sort plus enviable.
Pensez-vous que nous ayons là un scénario dystopique qui ne serait qu’une fiction ? Ce n’est en tous cas pas l’avis de l’IPBES, qui considère que l’extinction massive actuellement observée – 1 million d’espèces animales et végétales sont actuellement menacées d’extinction – se fait à un rythme sans précédent dans l’histoire de l’humanité [7].
Bien entendu, réduire les pressions que nous appliquons à la biodiversité est une priorité absolue. Par ordre d’importance décroissante, l’IPBES mentionne ainsi ;
sont autant de facteurs de mortalité directe des espèces et de dégradation des milieux de vie. Et bien malins ceux qui s’obstinent à financer des initiatives de reboisement en guise de compensation ; il suffira de se rappeler de la complexité des réseaux de biodiversité pour comprendre qu’il est impossible de recréer artificiellement et fidèlement des écosystèmes détruits. Etant donné qu’aucun montant financier - même colossal - ne remplacera une zone humide ou une réserve de biodiversité, cette pratique ne peut être considérée que pour les impacts réellement incompressibles (autrement dit : en cas d’absolue nécessité, à la suite d’une étude sincère sur l’utilité d’un projet [8] au regard d’un besoin fondamental).
Est-il possible de mesurer notre succès ?
Pour guider ces efforts, il serait de bon ton de s’appuyer sur des évaluations qui nous rendent la biodiversité palpable, perceptible, et qui, tout en lui laissant la mesure de sa complexité, créent a minima une fenêtre ouverte sur son fonctionnement. C’est le rôle que se donnent les indicateurs dans de nombreux domaines, en cherchant à documenter des réalités physiques et biologiques très complexes, pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Ce modèle, qui a été la raison du succès des publications du GIEC (avec la notion de nombre de degrés de réchauffement planétaire par rapport à l’ère préindustrielle [9]), contribue à l’intégration de la nature dans les modèles de pensée, en rendant visibles les sous-jacents de phénomènes connus. L’indicateur est par ailleurs le langage commun des organisations pour intégrer l’information de façon méthodique au sein des systèmes de gestion ; il peut servir à rendre les acteurs redevables de leurs engagements, en construisant des obligations de résultat sur des objectifs fixés collectivement. Dès lors que l’état de la biodiversité peut être suivi aisément, le progrès ou la régression sociétale en la matière deviennent visibles. Il est alors également plus facile de mettre en place des stratégies de réduction des pressions.
A ce jour, personne ne niera que le secteur de la biodiversité est globalement laissé pour compte dans ce domaine, et continue de pâtir du flou que donne sa complexité. Du côté de la Stratégie Nationale Biodiversité, aucun panel sérieux d’indicateurs de suivi (c’est-à-dire qui aurait été directement et exhaustivement lié aux lignes directrices énoncées) n’a été intégré à ce jour dans les dispositifs de suivi [10]. Et les organes publics comme l’Office Français de la Biodiversité (OFB) qui disposeraient des compétences nécessaires à ce travail - et sont missionnés pour le faire - se trouvent en manque de moyens notoires [11], en plus de subir une certaine instabilité structurelle.
Quant aux rapports RSE des grandes entreprises, ils démontrent un engagement pour la protection de la biodiversité tâtonnant - quand il n’est pas inexistant. Comme le pointe le collectif Pour un réveil écologique dans ses travaux d’analyse sectorielle des démarches RSE [12], il n’existe pas, pour le moment, d’indicateur intégré d’impact sur la biodiversité qui serait reconnu et utilisé largement par les entreprises. Tout au plus, ces dernières s’engagent dans des programmes de recherche ou des initiatives telles que Act4Nature, mais les outils comme le Global Biodiversity Score (GBS) restent encore peu répandus. Si les actions existent, la plateforme RSE de FranceStratégie – une instance regroupant des acteurs économiques variés pour émettre des avis sur les sujets d’actualité - déclare que « l’enjeu de la biodiversité est rarement identifié comme un risque significatif dans les rapports RSE » [13].
Contrairement à l’acceptation simpliste, la description de la biodiversité ne se limite pas à un dénombrement d’espèces. En ces termes, ce sont aussi les populations, les tailles de populations, ou encore le nombre des individus et leur répartition géographique qui ont de l’importance. Mais se contenter de ce comptage occulte aussi la diversité génétique, ainsi que le nombre et la diversité des interactions entre les composantes de la biodiversité, y compris les éléments environnementaux tels que les habitats ou les éléments nutritifs. De même que l’on ne décrit pas une peinture uniquement avec les couleurs que l’on y voit, tout ce qui est invisible (car non matériel, ou microscopique) à l’être humain conditionne l’état et les dynamiques de biodiversité en des lieux donnés.
S’il est presque impossible de définir la biodiversité en quelques mots - ou du moins que la tâche est subjective - trouver les métriques pertinentes relève d’un travail titanesque. Selon les situations, nous pourrons préférer l’utilisation de la donnée brute (au sens de la variable d’observation), ou des indicateurs, un peu plus élaborés et avec un rôle de thermomètre de la santé des écosystèmes. Dans tous les cas, se posent plusieurs questions :
La liste des interrogations techniques pourrait s’étendre à l’infini, et n’est pour le moment limitée que par l’état même de notre connaissance de la biodiversité. Il va donc nous falloir nous inspirer des mathématiciens, et apprendre à intégrer la part d’inconnu (et l’inconnu de cette part) dans notre équation chiffrée de la biodiversité.
Nous avons parlé plus haut d’un jeu de construction magnétique, mais les conséquences de l’effondrement de la biodiversité dépassent malheureusement les pleurs d’un enfant dépité. S’il est difficile de chiffrer une évaluation prospective, les acteurs de la recherche restent alarmistes sur certains points. Pour filer Cyrano de Bergerac, le point de vue emprunté pourrait nous faire « dire bien des choses en somme » …
D’une perspective anthropocentrée (qui est peut-être la seule que nous puissions emprunter, n’étant pas encore capable de nous mettre dans la peau d’un arbre), il faut simplement retenir qu’une biodiversité réduite est un équilibre des écosystèmes qui dysfonctionne, et que cela affecte nécessairement tous les domaines et les conditions de notre survie : alimentation, santé, qualité de vie, production [16]… Tout cela, sans compter la valeur propre de la biodiversité, qui ne devrait pas nécessiter un aval humanoïde pour justifier son existence [17].
Tout cela étant dit, il reste fondamental de rappeler la nécessité d’un doute : celui du ressenti de ce qu’il est bon de faire. En cherchant à quantifier, à évaluer l’impact de l’être humain sur la nature, nous avons en effet tendance à oublier de nous laisser porter par l’instinct. Or, nous avons tous la capacité de ressentir le changement, en utilisant plein d’indicateurs inconscients. Dans l’actualité, la recherche d’indicateurs semblerait presque se substituer aux lois de la nature, que nous essayerions de traduire dans des prismes réducteurs, nous donnant ainsi une illusion de connaissance. Or comme nous l’avons mentionné dans l’article, la part d’inconnu en ce qui concerne la biodiversité est encore (et restera possiblement) immense ; ainsi, il se pourrait que la meilleure forme de raison que nous ayons soit celle de la sensibilité [18]. Conditionnée à la reconstruction de notre lien avec notre écosystème, elle s’accompagnerait d’une attitude plus modeste, humble face à l’immensité du désastre que nous sommes en train de produire avec notre soi-disant « pragmatisme » : une forme de précaution vis-à-vis de nous-mêmes.
Caroline Mouille - Pour Un Réveil Ecologique
Article (largement) inspiré du mémoire de fin d’études de Caroline Mouille "La dimension politique des indicateurs de biodiversité ; En quoi les choix de développement des indicateurs de biodiversité posent-ils et influencent-ils des actes politiques ?"