L’hydrogène : un mot omniprésent dans l’actualité. Or, force est de constater que ce sujet est mal compris par le grand public (est-ce une source d’énergie ? une forme de stockage ? un carburant ? est-il vraiment “vert” ?), et qu’on lui prête beaucoup de promesses qu’il aurait du mal à tenir… Décryptage de toutes ces questions.
Parlons d’un sujet brûlant : la filière hydrogène, actuellement en pleine effervescence, et dans laquelle le gouvernement doit investir 2 milliards sur 2 ans dans le cadre de son plan de relance. Or, force est de constater que ce sujet est mal compris par le grand public (est-ce une source d’énergie ? une forme de stockage ? un carburant ? est-il vraiment “vert” ?), et qu’on lui prête beaucoup de promesses qu’il aurait du mal à tenir… Tentons donc de défricher toutes ces questions, malgré les ramifications du sujet et sa complexité technique !
Commençons par mieux définir notre sujet : quand on parle de filière hydrogène, on s’occupe en réalité de dihydrogène (ou H2), un gaz dont les molécules sont formées de deux atomes d’hydrogène. Ce gaz a quelques propriétés essentielles pour comprendre ce qui va suivre :
L’électrolyseur : c’est l’appareil qui permet de produire de l’hydrogène à partir d’électricité et d’eau. Il en existe de nombreuses technologies, de toutes les tailles et puissances : on peut en installer dans des stations de recharge de véhicules à hydrogène, mais aussi construire des unités géantes à proximité de champs d’éoliennes ou de panneaux solaires. Cependant, aucune de ces technologies n’est complètement mature, et de gros efforts de R&D restent à faire.
La pile à combustible : c’est l’appareil qui produit du courant électrique à partir d’hydrogène. Comme son nom l’indique, elle fonctionne exactement comme une pile classique : des réactions chimiques (dites d’oxydoréduction) se produisent sur ses deux électrodes et génèrent un courant. La seule différence est que son matériau réactif, l’hydrogène, est rechargé en continu !
Parlons ensuite de la fameuse “filière hydrogène”. Celle-ci est censée répondre à deux besoins de la transition énergétique :
On voit donc que la filière hydrogène est censée répondre à deux objectifs distincts. Le premier est la production d’un carburant pour véhicules, qui va être en compétition avec le pétrole, mais aussi le gaz liquéfié ou l’ensemble (batteries+électricité du réseau) ; le deuxième est le stockage d’électricité renouvelable à long terme, en compétition avec le stockage gravitaire, thermique, etc. Le point à noter est que ces deux fonctions ne sont pas nécessairement liées : alors que le discours grand public présente uniquement la chaîne “énergie renouvelable → hydrogène produit par électrolyse → véhicules”, on pourrait tout à fait produire de l’hydrogène par d’autres moyens pour le transport, et développer en parallèle d’autres techniques de stockage. Nous allons donc aborder ces deux aspects séparément.
Commençons par parler de l’existant. Aujourd’hui, l’humanité produit déjà beaucoup d’hydrogène - 70 millions de tonnes par an pour être précis. Mais à de rares exceptions près (la Californie compte 7500 voitures à hydrogène par exemple), il n’a pas de finalité énergétique et est uniquement utilisé dans des réactions chimiques : principalement la production d’ammoniac, lui-même transformé en engrais, et le raffinage pétrolier. Et surtout, cet hydrogène est fortement… carboné : il est produit à partir de gaz naturel (du méthane, de formule chimique CH4) par la relation dite de “vaporeformage du méthane” :
CH4+2 H2O 4 H2 +2 CO2 . On voit que cette réaction produit du CO2, et en grandes quantités : pas moins de 9kg par kg d’hydrogène produit !
L’objectif est donc de développer des voies de production d’hydrogène moins carbonées : l’électrolyse déjà mentionnée en fait partie. Mais actuellement, toutes ces méthodes sont beaucoup plus chères : 1kg d’hydrogène produit par électrolyse en France coûte environ 7€ en sortie d’usine, contre 1,5€ pour 1kg produit par vaporeformage. Et cet écart risque d’être difficile à annuler sans subventions à l’achat de H2, ou sans une taxe CO2 importante. Il est aussi intéressant de comparer ce prix à celui de l’essence: 1kg d’hydrogène permet de parcourir la même distance en voiture que 6L d’essence, et 1L d’essence coûte environ 1€. L’hydrogène produit par électrolyse n’est donc pas très loin d’être compétitif par rapport à l’essence - si on ne tient pas compte du prix de toutes les infrastructures associées, qui est loin d’être négligeable. Le vrai obstacle est donc le premier mentionné : l’hydrogène “propre”, souvent appelé “hydrogène vert”, est beaucoup trop cher par rapport à l’hydrogène carboné ou “hydrogène gris”.
Une autre piste est de produire de l’hydrogène d’origine biologique : comme on l’a mentionné, l’hydrogène est présent dans de nombreuses réactions chimiques liées au monde du vivant. Trois voies se dégagent particulièrement :
Ces méthodes encore en développement permettent de produire un hydrogène décarboné et elles seront probablement rentables, d’autant plus qu’elles ne nécessitent qu’un apport de déchets et une source de chaleur modérée. La question est de savoir si les volumes de H2 produits seront significatifs, ce qui est difficile à estimer tant les déchets qu’elles utilisent sont divers en genre, en productivité et en difficulté d’accès. Pour une description succincte mais précise de ces différents procédés de production, on pourra consulter la synthèse du rapport Record 2015, voire l’étude complète.
On pourrait aussi continuer à produire de l’hydrogène à partir de méthane, mais capturer et stocker le CO2 produit. C’est d’autant plus faisable que le CO2 est très concentré dans les fumées d’échappement du procédé (plus de 40%), mais cela a un coût économique et énergétique important: cette capture représente ainsi 20 à 30% du contenu énergétique du méthane consommé. Cela paraît prohibitif, mais c’est peut-être la meilleure manière à l’avenir d’utiliser nos réserves importantes de gaz naturel sans émettre de gaz à effet de serre ! Pour les plus intéressés par les techniques, il existe aussi des procédés dit de “crackage du méthane” qui permettent de séparer la molécule CH4 en hydrogène et en carbone solide ; certains sont très prometteurs (voir à ce sujet ce document).
Il existe encore d’autres voies de production alternatives : photolyse microbienne, photoélectrolyse, thermolyse de l’eau… De l’avis des auteurs, celles-ci ne sont pas suffisamment prometteuses, à cause de leur coût, leur complexité ou leur efficacité modérée. Une source pourrait néanmoins susciter de grands espoirs, celle de l’hydrogène naturel : d’après des travaux récents, il se pourrait qu’il soit présent en grandes quantités dans le manteau terrestre, et qu’il existe de nombreux points de dégagement dans l’atmosphère, certains libérant des dizaines de milliers de mètres cubes par jour. Ces découvertes devraient motiver une exploration scientifique intense du sujet, mais il est encore trop tôt pour en tirer des conclusions.
Résumons cette discussion sur les différentes voies de production par un petit tableau :
Passons maintenant au 2e intérêt de l’hydrogène : le stockage d’électricité. Cette fois, seule l’électrolyse est utilisable : on injecte de l’eau et du courant électrique pour obtenir du H2. C’est sur ce procédé d’électrolyse que veut investir l’état français, pour faire diminuer drastiquement son coût (division par 3 ou 4) et doter l’Europe d’une filière compétitive internationalement ; le reste des financements irait au développement de véhicules à hydrogène.
Commençons par le positif : l’hydrogène a deux atouts réels pour le stockage d’électricité. Le premier est qu’il est actuellement l’un des seuls moyens d’opérer un stockage sur plusieurs mois, et sur des gros volumes : ceci est bien illustré par le graphique ci-dessous, qui place différentes techniques de stockage électrique selon ces deux facteurs.
Source : Étude portant sur l'hydrogène et la méthanisation comme procédé de valorisation de l'électricité excédentaire. Rapport technique, ADEME, GrDF, GRTgaz (2014)
L’idée derrière ce stockage à long terme est que l’hydrogène produit peut être injecté dans un réseau gazier adapté, comprimé puis stocké dans des cavités géologiques. Cette technologie est déjà utilisée dans le monde entier pour le stockage de gaz naturel d’une saison à l’autre, et devrait pouvoir être adaptée au H2 sans trop de difficultés.
L’autre atout est est que ce stockage pourrait s’appuyer sur les infrastructures gazières existantes, de deux manières. La première est d’injecter l’hydrogène dans le réseau actuel de gaz naturel : en effet, comme on l’a mentionné dans la première partie, l’hydrogène est aussi combustible ! En en ajoutant une certaine proportion au réseau urbain (jusqu’à 20%), on le substitue ainsi au gaz “classique” émetteur de CO2; on a donc utilisé de l’électricité pour remplacer du gaz sale par du gaz propre.
La 2e manière, qui correspond à l’ovale “méthane de synthèse” sur le graphe ci-dessus, est encore plus surprenante: il s’agit de recréer du méthane CH4 à partir de H2 et de CO2 ! C’est la réaction dite “réaction de Sabatier” : 4 H2 +2 CO2 CH4+2 H2O.
Pour cela, on pourrait utiliser du CO2 capturé dans une usine très émettrice; l’opération serait ainsi neutre en carbone. Le méthane serait ensuite injecté dans le réseau habituel. Dans l’opération, on a utilisé de l’électricité pour éviter d’extraire du gaz naturel émetteur de CO2. L’intérêt est que le méthane est plus facilement manipulable que l’hydrogène, et que toutes les infrastructures et débouchés finaux existent déjà; l’inconvénient est qu’on perd un peu d’énergie dans l’opération (de l’ordre de 10%).
Ces méthodes, dites de power-to-gas, paraissent donc très alléchantes… C’est sans compter sans un inconvénient majeur : la conversion-reconversion de l’électricité a un rendement catastrophique, de l’ordre de 30-50% sur un cycle. Cela signifie que dans le meilleur des cas, on perd la moitié de l’énergie stockée !
Le sujet est complexe technologiquement : il existe plusieurs types d’électrolyseurs et de piles à combustibles, avec des températures de fonctionnement très différentes (de 50 à 1000°C), mais aussi des coûts ou des puissances très variés. Il y a aussi une grosse différence de rendement énergétique total selon qu’on récupère ou non la chaleur dégagée par ces machines, pour faire du chauffage urbain par exemple. Si on retient toutes les valeurs maximales, avec des électrolyseurs et des piles à combustibles fonctionnant à très haute température et de la récupération de chaleur, on peut arriver à un rendement d’un peu plus de 60% sur un cycle; mais ces conditions d’opération sont très exigeantes et ne correspondent pas aux technologies utilisées actuellement. De plus, les piles à combustibles les plus performantes ne pourront jamais être installées sur des véhicules, à cause de la très haute température nécessaire.
La situation est donc problématique : l’hydrogène est la solution capable de stocker les plus grands volumes d’électricité et sur la plus grande durée, mais au prix de perdre plus de la moitié de l’énergie produite. C’est aujourd’hui la technologie de stockage qui a le rendement énergétique le plus faible; les batteries, le stockage adiabatique d’air comprimé et le stockage gravitaire STEP (tous présents sur le graphique ci-dessus) ne peuvent emmagasiner que quelques jours de production, mais dépassent les 90% de rendement. Il ne faut donc pas se précipiter dans le tout-hydrogène, mais plutôt développer en parallèle les autres techniques de stockage, et l’utiliser en dernier recours pour valoriser les surplus d’électricité !
Nous avons parcouru les atouts et les faiblesses de l’hydrogène, à la fois comme carburant et comme moyen de stockage; essayons maintenant de faire des pronostics quant à sa viabilité.
Pour les transports, il faut déjà souligner un problème d’ordres de grandeur : d’après Jean-Marc Jancovici, il faudrait doubler la production électrique française pour faire rouler tous nos véhicules à l’hydrogène (si celui-ci est produit par électrolyse). Si on veut utiliser uniquement de l’électricité renouvelable, car c’est là l’objectif, cela nécessite de multiplier notre parc éolien par 15… On peut d’ores et déjà écarter cette option, au moins à moyen terme. On pourrait aussi envisager de doubler notre parc nucléaire, mais cela a peu de chances d’être accepté !
A défaut, on peut se restreindre aux transports lourds (camions et bus), ce qui nécessiterait 5 fois moins de carburant. Mais il n’est même pas sûr que ce soit avantageux : des bus électriques roulent déjà à Paris, et leur efficacité énergétique est bien meilleure (une batterie a un rendement de 90% ou plus, à comparer aux 30-50% d’un cycle de stockage hydrogène). Du point de vue de l’empreinte carbone, les premières études comparant l’impact des voitures à H2 à celui des voitures à batterie concluent que même dans le cas idéal d’un hydrogène complètement décarboné issu de l’électrolyse d’électricité renouvelable, la voiture hydrogène n’a pas d’avantage par rapport à l’électrique ! Il en va probablement de même pour les bus.
Restent éventuellement les poids-lourds, qui peuvent difficilement être électrifiés; mais ceux-ci peuvent aussi rouler au gaz liquéfié, technologie déjà largement éprouvée. Si le gaz est issu de méthanisation, son impact carbone est très faible, et ses autres pollutions (oxydes d’azote, etc) sont quasi-nulles dans tous les cas.
Cet ensemble d’arguments explique que la voiture à hydrogène soit aujourd’hui dédaignée par de nombreux spécialistes, comme en témoigne cette tribune. Ainsi, des constructeurs s’intéressant à la voiture électrique comme BMW, Daimler ou Volkswagen, ont annoncé qu’ils s’éloignaient de cette technologie, en pointant du doigt sa mauvaise efficacité énergétique. Pour donner un autre exemple, Renault développe l’hydrogène uniquement pour ses véhicules utilitaires, et ses raisons sont d’ordre logistique (recharge rapide, grande autonomie pour des longs circuits de livraison).
Quant aux fameux avions et bateaux à hydrogène… ils relèvent largement du fantasme. Le collectif de chercheurs Atelier d’écologie politique de Toulouse a récemment publié une tribune à ce sujet, soulignant que pour remplacer la flotte de l’aéroport Charles de Gaulle par des avions à hydrogène et l’alimenter en électricité, il faudrait 16 centrales nucléaires, ou 18 000 éoliennes, recouvrant la surface d’un département français !
De plus, à cause de la densité énergétique de l’hydrogène, beaucoup plus faible que celle du kérosène, on n’envisage pour l’instant de faire voler que des moyens-courriers, en compétition avec le train… on aboutit à un non-sens. La même chose est vraie pour le transport naval dans une moindre mesure; les professionnels du secteur n’envisagent pas d’avenir à moyen terme pour cette technologie, au moins jusqu’à 2050.
Passons maintenant au stockage : faut-il recourir massivement aux électrolyseurs pour stocker nos surplus d’électricité fatale ? Tout dépend de ce que l’on entend par là. On peut à ce propos consulter le rapport RTE sur l’hydrogène de janvier 2020 : il explique clairement qu’à l’horizon 2035, la production d’hydrogène par électrolyse servira uniquement à décarboner notre industrie, en se substituant à l’hydrogène “sale” actuel, et notre réseau de gaz, en remplaçant une fraction du méthane qui circule par du H2. Son utilisation ultérieure dans des véhicules ou pour restituer de l’électricité au réseau, quant à elle, est présentée comme hypothétique même à long terme.
Il faut donc se placer dans une logique de valorisation plutôt que de stockage : on peut utiliser les surplus électriques pour créer du H2, qui sera consommé comme tel pour ses propriétés chimiques - pouvoir combustible ou bien fabrication de substances chimiques. Certaines entreprises développent même des systèmes qui convertissent directement cet hydrogène en autres produits intéressants (méthane, méthanol, éthanol…) au sein d’un même procédé. Comme l’hydrogène vert (électrolyse) est beaucoup plus cher que l’hydrogène gris (carboné), ces produits décarbonés ne seront pas rentables économiquement, et devront donc être subventionnés. Cette rentabilité devrait cependant augmenter rapidement grâce à la production en forte hausse d’électricité renouvelable, et à l’instauration prévisible de taxes carbone plus contraignantes pour les industriels.
Enfin, mentionnons que la filière hydrogène aura à affronter de nombreux problèmes techniques. Les questions de stockage et de transport seront probablement rédhibitoires pour de nombreux pays en développement, la manipulation du H2 demandant une expertise technique poussée : il doit en effet être stocké à très haute pression (700 bars dans les voitures) et est très facilement inflammable. Au niveau des matériaux, électrolyseurs et piles à combustibles nécessitent aujourd’hui des quantités importantes de platine, particulièrement cher et qu’il s’annonce très difficile de remplacer.
Nous conclurons donc en insistant sur la nécessité de séparer ces deux utilisations: la valorisation de surplus d’électricité et l’utilisation comme carburant de véhicules. La première, même si elle n’est pas immédiatement rentable, est un levier efficace pour réduire les émissions de CO2 d’une partie de l’industrie : elle pourrait donc bénéficier de subventions (ce qui est prévu par le plan gouvernemental), ou, de manière équivalente, d’une taxe carbone contraignante.
La deuxième, en revanche, est beaucoup plus hypothétique. Comme on l’a vu, on ne peut pas espérer faire rouler tous nos véhicules à l’hydrogène; de plus, la voiture à H2, même “vert”, est beaucoup moins efficace énergétiquement que la voiture à batterie (environ deux fois moins !), et pas plus avantageuse en termes d’émissions. La technologie hydrogène pourrait être utile pour les véhicules terrestres très lourds - mais elle est alors en compétition avec le gaz liquéfié, qui peut être biosourcé et décarboné- ou pour certains usages logistiques, mais l’aspect environnemental n’est alors pas prioritaire. Enfin, les avions à hydrogène sont probablement irréalistes, et les bateaux à hydrogène non viables à moyen terme, tant les questions de poids et de volume du carburant sont cruciales dans ces secteurs.
Pour que les véhicules à hydrogène aient un sens, il faudrait donc disposer d’une voie alternative de production de H2, au coût énergétique, économique et environnemental bien inférieur. Ce pourrait être l’hydrogène biosourcé, mais les volumes disponibles sont encore incertains; ou bien celui produit à partir de méthane, soit par vaporeformage avec capture de CO2, soit par crackage avec enfouissement ou valorisation du carbone solide produit. Mais dans ce dernier cas, il faudrait s’assurer que la performance environnementale de la filière ne soit pas dégradée par les fuites de méthane, la gestion des déchets…